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La Croix glorieuse

L’épisode du « serpent de bronze élevé par Moïse dans le désert », fait allusion à une pratique un peu ambiguë, vestige d’un vieux rite magique, dont nous avons entendu le récit en première lecture. Le désert est un espace inhospitalier où rôde la mort. Or c’est à ce lieu qu’est rattachée pour « tout homme qui croit » une possibilité de vivre, et même d’« obtenir la vie éternelle ». Le paradoxe est encore accru par le fait que les hommes obtiennent le salut par la médiation d’un serpent, qui est normalement l’agent mortifère par excellence : voilà que cet animal qui porte la mort dans sa gueule, devient vecteur de vie par son élévation. Moïse en effet n’a pas exterminé les serpents, ni empêché qu’ils mordent les israélites ; mais à ceux qui étaient mordus, il propose d’échapper à la conséquence mortelle de la morsure, en les invitant à lever les yeux vers le serpent élevé sur le mât. Par cette position insolite, ce serpent - animal terrestre par excellence - est arraché à sa signification habituelle, et se trouve investi d’un sens nouveau, qu’il tire de ce vers quoi il oriente nos regards par son élévation, à savoir le ciel.
Nous commençons à pressentir pourquoi Jésus s’appuie sur cet épisode de la marche au désert, pour signifier ce qu’il en sera de sa mort : le lieu propre des cadavres est sous terre, là où la vie ne pénètre pas ; élevé sur la Croix, le corps du Christ va tout au contraire recevoir d’en-haut une vie radicalement nouvelle et éternelle. Jésus crucifié surélève la mort et lui donne un sens nouveau : de défaite de la vie conduisant à la descente au Shéol, elle devient signe d’élévation, de montée vers les hauteurs, vers le « ciel », c’est-à-dire vers la demeure de Dieu, où règne la Vie en plénitude : « La mort ne sera plus, il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance, car le monde ancien est disparu (Apoc 21, 4) ».
Soulignons encore que la mort n’est pas éliminée en tant que telle : elle est dépassée au sens où elle n’a plus le dernier mot : elle devient passage vers la vie, offerte à travers elle. Le grand mystère est précisément que la vie éternelle nous soit donnée à travers son contraire, la mort : « La mort a été engloutie dans la victoire. Où est-elle, ô mort, ta victoire ? Où est-il, ô mort, ton aiguillon ? (1 Co 15, 54-55) » C’est ainsi que Dieu triomphe du mal que l’homme a librement causé : il respecte le choix de l’homme qui conduit à la mort, mais il ouvre au cœur de cette mort un nouveau chemin de vie. Pour ce faire, lui le Vivant a voulu descendre dans notre mort, pour y semer la semence d’une vie nouvelle, afin que quiconque croit ait la Vie éternelle.
Il n’est donc pas besoin de nier la mort pour espérer la vie en plénitude ; nous pouvons enfin sortir de l’illusion d’une immortalité naturelle vécue sur cette terre. La Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ est l’échelle de Jacob par laquelle nous est offerte la possibilité de « monter » de la terre au ciel, de la mort à la Vie, en participant à l’exaltation du Fils de l’Homme à la droite de Dieu son Père. Cette élévation ne nous sera pas seulement offerte à la fin de notre séjour terrestre, au moment du dernier soupir ; la mort en effet accomplit à chaque instant son œuvre en nous. C’est pourquoi Jésus nous offre dès à présent sa vie nouvelle, afin qu’elle se déverse dans nos mille morts quotidiennes. Ainsi par la foi, nous sommes « citoyens de deux mondes » ; encore en pèlerinage sur cette terre marquée par la mort, et déjà « concitoyens des saints dans la Maison de Dieu » (Ep 2, 19). « Ensevelis en effet avec le Christ lors du baptême, nous en sommes aussi ressuscités avec lui, parce que nous avons cru en la force de Dieu qui l’a ressuscité des morts » (Col 2, 12). C’est pourquoi nous pouvons affirmer en toute vérité que dès à présent « nous sommes morts, et que notre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu (Col 3, 3) ». Ou pour le dire autrement : nous vivons dans un « espace intermédiaire » entre ciel et terre, n’appartenant plus tout entier à ce monde, et anticipant déjà le ciel dans la mesure de notre participation à la vie du Christ dans l’Esprit.
Mais le don de cette vie divine n’est effectif que moyennant la foi, qui se définit comme une relation personnelle à un Sujet : « quiconque croit en lui ne périra pas mais aura la vie éternelle ». Croire signifie tout miser sur « le Christ Jésus ; lui qui, bien qu’étant de condition divine », a néanmoins voulu subir la mort sur la Croix pour nous obtenir la vie éternelle. Jésus et lui seul est habilité à rendre la mort signifiante, et c’est de lui que nous recevons cette nouveauté radicale, dans la foi en son œuvre de salut.
Telle est l’Alliance nouvelle et éternelle entre Dieu est les hommes : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique ; ainsi tout homme qui croit en lui ne périra pas, mais il obtiendra la vie éternelle ». A l’initiative déconcertante de Dieu, nous ne pouvons répondre que par l’humble accueil, dans la foi, du salut qu’il nous offre en son Fils. Devant celui qui « s’est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à mourir et à mourir sur une croix » (Ph 2, 8), que pourrions-nous faire d’autre que « tomber à genoux » et proclamer : « “Jésus-Christ est le Seigneur”, pour la gloire de Dieu le Père » (Id.) ?
L’Eucharistie nous rappelle quotidiennement que notre salut jaillit de ce mystérieux échange, dans lequel le Fils de Dieu épouse la mort des coupables que nous sommes, pour nous réconcilier avec lui, et nous donner gratuitement part à sa vie divine, dans la mesure de l’ouverture croyante de notre cœur. Ranimons donc notre foi, notre espérance et notre charité ; ne laissons perdre aucune des grâces dont le Père veut nous combler, afin qu’ayant cueilli le fruit de la vie sur l’Arbre de la Croix, nous soyons conduit à la gloire de la résurrection par ce même Jésus-Christ, notre Seigneur.

« Seigneur, Père très saint, Dieu éternel et tout-puissant, nous te rendons gloire et nous t’offrons notre action de grâce toujours et en tout lieu, car tu as attaché au bois de la croix le salut du genre humain, pour que la vie surgisse à nouveau d’un arbre qui donnait la mort, et que l’ennemi, victorieux par le bois, fût lui-même vaincu sur le bois, par Jésus-Christ, notre Seigneur. Aussi nous te supplions humblement : que notre communion au mémorial du Sacrifice rédempteur nous purifie de nos fautes et nous donne part à la gloire de la résurrection de celui qui nous a fait revivre par le bois de sa croix. »