Catholique.org - Questions essentielles

29e dimanche du Temps Ordinaire

Jésus vient d’annoncer pour la troisième fois sa Passion prochaine, précisant même la nature des souffrances qu’il aura à endurer. Et pour la troisième fois, les apôtres refusent d’entendre : ils exorcisent leur peur en se réfugiant dans des rêveries de gloire terrestre. La demande des fils de Zébédée suscite l’indignation un peu forcée des dix autres apôtres, qui auraient bien voulu solliciter le même privilège. On s’étonne que Saint Luc ait pris la peine de mentionner cet épisode peu glorieux ; d’autant plus qu’il concerne deux futures « colonnes » de la première communauté ecclésiale. Il faut croire que l’événement était encore d’actualité au moment de la rédaction de son Evangile, et probablement le demeure-t-il pour l’Eglise de tous les temps. N’aimerions-nous pas tous enjamber la Passion, et participer à la gloire du Ressuscité sans passer par l’humiliation de la Croix ? Mais ce désir n’est guère réaliste : la souffrance est là ; inutile de chercher à l’occulter : elle fait partie de notre vie ; elle s’impose à nous. Nous avons beau la fuir : elle nous rattrape toujours.
La Révélation divine nous enseigne qu’elle est une conséquence du péché des origines, qui nous a privés du bonheur sans ombre pour lequel Dieu nous avait créés. Faut-il en conclure que nous sommes désormais voués à une existence absurde, échouant dans la mort après une vie de souffrance ? Telle serait en effet la condition de notre pauvre humanité si Dieu, dans son infinie miséricorde n’était pas intervenu au cœur de l’histoire pour en infléchir le cours et la reconduire vers sa finalité première. Cette intervention ne pouvait cependant pas supprimer purement et simplement les conséquences du péché - ce qui reviendrait à annuler l’efficacité de la liberté humaine. C’est précisément parce que Dieu a voulu respecter pleinement la responsabilité de l’homme dans la genèse de la souffrance, que l’œuvre de Rédemption a pris un visage aussi dramatique. Le Verbe incarné triomphe de l’absurdité de notre condition en assumant dans son corps et dans son âme la souffrance de chaque homme et de tous les hommes. Désormais la souffrance n’est plus seulement l’absence criante du bonheur espéré ; elle est aussi et avant tout le lieu où Dieu me rejoint pour me dire son amour personnel et singulier, tant il est vrai que toute souffrance est unique. C’est en ce sens que Jésus est notre « grand prêtre » : « il a partagé nos faiblesses ; en toutes choses, il a connu l’épreuve comme nous, et il n’a pas péché » (2nd lect.).
Voilà le grand, l’unique motif de notre espérance : le Seigneur de la vie a rempli de sa présence la béance de la souffrance et de la mort, transformant ce qui faisait notre honte en sujet de fierté : il m’a aimé au point de « se charger de mes péchés, de faire de sa vie un sacrifice d’expiation » (1ère lect.), de souffrir et mourir avec moi, afin de me donner part à sa vie et à sa béatitude filiales. « Avançons-nous donc avec pleine assurance vers le Dieu tout-puissant qui fait grâce, pour obtenir miséricorde et recevoir, en temps voulu, la grâce de son secours » (Ibid.).
« En toute vie, disait Jean-Paul II, est rendu présent le mystère de la Rédemption, réalisée par une participation réelle à la Croix du Sauveur, selon ce paradoxe chrétien qui lie le bonheur à la souffrance assumée dans un esprit de foi. » Telle est bien notre conviction croyante, mais comme il est difficile d’en vivre dans la grisaille du quotidien ! L’espérance de la victoire finale de l’amour et de la vie ne supprime pas la peur face à l’épreuve imminente. Comme Jacques et Jean, nous cherchons à imposer à Dieu nos vues, oubliant que si « le Serviteur a plu au Seigneur, s’il verra sa descendance et prolongera ses jours », c’est parce qu’« il a fait de sa vie un sacrifice d’expiation » (cf. 1ère lect.). Ce n’est bien sûr pas la souffrance en tant que telle qui plaît à Dieu, lui qui nous a créés pour une éternité de bonheur (éloignons vite ce spectre diabolique d’un Dieu jaloux de l’homme, qui se réjouirait de ses malheurs !) ; mais c’est la fidélité du Serviteur dans l’épreuve qui rend gloire à Dieu. C’est en partageant nos faiblesses, mais sans y succomber (cf. 2nd lect.), en se chargeant de nos péchés sans y consentir, que le Serviteur justifie les multitudes, accomplissant ainsi la volonté du Seigneur (cf. 1ère lect.).
Somme toutes, telle devrait être notre seule ambition : accomplir la volonté de Dieu sur nous, c’est-à-dire assumer la part qui nous revient dans l’instauration de son Règne. Il suffit de peu de choses pour rectifier la demande des deux apôtres ; par exemple : « Maître, accorde-nous de marcher, l’un à ta droite, l’autre à ta gauche sur le chemin qui conduit à la gloire dans le Royaume de Dieu ton Père ». L’unique ambition de celui qui se met à l’école de l’Evangile n’est-elle pas de se rendre toujours plus proche de Jésus par une vie conforme à la sienne, jusqu’à s’identifier à lui ? Ce qui ne peut se faire qu’en s’oubliant soi-même, dans le service désintéressé du prochain, « attendant notre vie du Seigneur et mettant tout notre espoir en son amour » (Ps 32). L’humilité ne consiste pas à n’avoir aucune ambition : Jésus ne reproche pas à ses disciples le désir légitime de vouloir « devenir grand » ni même de vouloir « être le premier ». Mais il leur montre une autre voie que celle que nous propose le monde : « Celui qui veut devenir grand sera votre serviteur ; celui qui veut être le premier sera l’esclave de tous ». Voilà la règle d’or, qui devrait susciter une sainte émulation au sein de l’Eglise.
Depuis que le péché a obscurci notre intelligence et paralysé notre volonté, ce décentrement de nous-mêmes s’avère cependant particulièrement onéreux. Il passe par le creuset de la purification toujours douloureuse de notre vanité, de notre quête insatiable de reconnaissance, voire d’auto-glorification. Pourtant, ce n’est que lorsque nous serons guéris de nos rêves inavouables de toute-puissance, que nous pourrons enfin entrer dans la liberté des fils, à l’image du Fils unique, « qui n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude ».

« Seigneur, donne-nous de relever la tête et de reprendre courage ; “elle est droite ta Parole ; tu es fidèle en tout ce que tu fais. Tu veilles sur ceux qui te craignent, qui mettent leur espoir en ton amour” (Ps 32). Aussi nous sommes sûrs que tu sauras tirer profit des épreuves que nous avons à traverser pour nous rapprocher de toi. Nous le croyons : depuis que ton Fils unique est venu partager notre condition humaine en toutes choses - y compris notre mort - rien ne peut nous séparer de toi (Rm 8, 39), et tout, même la souffrance, concourt au bien de ceux qui te cherchent sincèrement. »