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Mercredi Saint

Il est rare que la liturgie nous invite à méditer le même évènement deux jours de suite. Peut-être même est-ce le seul cas dans l’année liturgique où elle le fait intentionnellement, hormis bien sûr les « reprises » des récits de la Nativité et des apparitions du Ressuscité dans l’octave de ces deux solennités. Pourtant l’évènement sur lequel l’Eglise porte notre attention avec insistance fait partie de ceux sur lesquels nous préfèrerions passer rapidement : il s’agit de la trahison de Judas, que nous lisons aujourd’hui dans sa version matthéenne après avoir écouté hier le même épisode rapporté par saint Jean.
Il est difficile de sonder les motivations de Judas à partir des passages qui relatent sa trahison. Le quatrième évangile suggère l’appât du gain : « C’était un voleur : comme il tenait la bourse commune, il prenait pour lui ce que l’on y mettait » (Jn 12, 6). Saint Matthieu n’écarte pas cette interprétation puisqu’il fait explicitement allusion à une tractation financière avec les chefs des prêtres sur le montant de son forfait. Mais la fin tragique de l’Iscariote nous oblige à chercher plus loin. Le premier évangile nous relate qu’en voyant Jésus condamné, « Judas le traître fut pris de remords ; il rapporta les trente pièces d’argent aux chefs des prêtres et aux anciens. Il leur dit : “ J’ai péché en livrant à la mort un innocent ”. Jetant alors les pièces d’argent dans le temple, il se retira et alla se pendre » (Mt 27, 3-6). On sait aujourd’hui que personne ne recourt au suicide sur un « coup de tête » : il s’agit toujours du dernier acte d’un drame qui se préparait depuis longtemps. Déchirée intérieurement, ne voyant plus comment poursuivre sa route, la personne en vient à envisager cette éventualité comme l’unique moyen de sortir de sa souffrance devenue intolérable. Il suffira alors d’un évènement malheureux de plus - la fameuse « goutte qui fait déborder le vase » - pour qu’elle passe à l’acte.
Certes dans le cas de Judas, l’action de Satan a-t-elle sans doute été déterminante ; mais le démon s’est probablement servi du mécanisme psychologique que nous venons de décrire pour pousser sa victime à accomplir l’irréparable. Nous n’avons aucune certitude sur le conflit intérieur de Judas, mais il est probable qu’il ait été déçu de la tournure prise par les évènements. Sans doute avait-il suivi le Maître dans l’espoir de participer à sa gloire toute terrestre, lorsqu’il serait intronisé Roi après avoir chassé l’occupant romain. Les évangiles nous laissent d’ailleurs transparaître à plusieurs reprises qu’il n’était pas le seul parmi les apôtres à nourrir de telles ambitions. Ses contacts avec le milieu des scribes et des pharisiens dont il était probablement issu, lui ont-ils permis de deviner le complot qui se tramait contre Jésus ? Etait-il dès lors saisi d’angoisse à la pensée des représailles qui ne manqueraient pas d’atteindre les disciples après l’élimination du Maître ? On peut supposer qu’il ne voyait plus d’autre issue pour assurer tant soit peu l’avenir que de changer de camp avant qu’il ne fût trop tard.
En tout cas son revirement et son aveu devant les autorités juives après sa trahison, prouvent qu’il n’avait-il pas mesuré la portée de son geste. Peut-être était-il assez candide pour penser que les autorités religieuses se seraient contentées de faire donner à Jésus les 39 coups de bâton prévus par la loi avant de le relâcher ; il n’est d’ailleurs pas impossible que les chefs des prêtres le lui aient promis pour le convaincre. Les évangiles n’en disent rien ; mais il ne semble pas que Judas ait cherché à faire mourir Jésus, ni même qu’il ait prévu cette éventualité, puisque sa condamnation constituera le facteur déclenchant de l’ultime crise conduisant au geste fatal.
Quel que soit le cheminement intérieur qui ait précédé, c’est bien la culpabilité qui a finalement provoqué le passage à l’acte. Or on est en droit de se poser la question : les ennemis du Seigneur avaient-ils vraiment besoin d’un dénonciateur pour mettre la main sur Jésus ? Les évangiles ne nous relatent-ils pas que Notre-Seigneur échappe à plusieurs reprises aux tentatives d’arrestation « parce que son Heure n’était pas venue » ? Judas certes a péché en trahissant son Maître, mais il n’est la cause véritable ni de son arrestation ni de sa mort. Jésus lui-même l’affirme clairement : « Le Fils de l’homme s’en va », librement, parce que « son temps est proche », l’Heure de son départ vers le Père a sonné. Nous pourrions multiplier les citations dans lesquelles Notre-Seigneur atteste son autorité souveraine sur les événements auxquels il consent librement : « Nul ne me prend ma vie mais c’est moi qui la donne ».
On comprend dès lors la souffrance de Jésus devant l’attitude de Judas : « Qu’il est malheureux l’homme par qui le Fils de l’homme est livré ! » Il n’a pas compris que Dieu mène le cours de l’histoire, ni l’enjeu du drame rédempteur qui se noue. « Il aurait mieux valu que cet homme ne soit pas né » à la vie nouvelle de l’Esprit puisque celle-ci n’a pas pu porter son fruit en lui.
« “Rabbi serait-ce moi ? ” Jésus lui répond : “C’est toi qui l’as dit ” ; personne ne t’accuse : tu es libre de consentir ou de résister. Il n’est pas trop tard pour revenir Judas ; il n’est jamais trop tard. Dis seulement une parole, une seule parole de repentir et d’espérance en ma miséricorde, et mon pardon te purifiera à l’instant de ton péché pour te réintégrer dans ma joie. »

« Seigneur accorde-nous la grâce de ne jamais oublier que ton regard de tendresse nous accompagne et nous enveloppe jusque dans nos pires lâchetés et nos plus honteux abandons. Lorsque nous serons écrasés sous le poids de notre misère et de notre culpabilité, donne-nous de nous souvenir que ta joie est de faire miséricorde et de pardonner. Que ton Esprit nous murmure au plus profond de notre détresse : “Nul n’est jamais trop loin de Dieu ; non : il n’est jamais trop tard”. »