Homélie de la Messe pour la Vie
« En même temps qu’il servait la vérité scientifique de manière exemplaire, Jérôme a mis en lumière les périls auxquels le savant est exposé », explique Mgr Schooyans qui saluait le 3 avril la mémoire du prof. Lejeune (cf. www.fondationlejeune.org).
Voici le texte intégral de l’homélie prononcée par Mgr Michel Schooyans lors de la Messe pour la Vie célébrée le 3 avril 2007, à 19 h à Paris, en l’église Saint-Pierre du Gros-Caillou, à l’occasion du XIIIème anniversaire de la mort du Professeur Jérôme Lejeune.
Mgr Michel Schooyans est professeur ordinaire émérite de Philosophie politique et d’Idéologies contemporaines à l’Université catholique de Louvain. Il est membre de l’Académie pontificale pour la Vie, de l’Académie pontificale pour les Sciences sociales et de l’Académie mexicaine de Bioéthique. Il est consulteur du Conseil pontifical pour la Famille.
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Chers Frères et Soeurs,
Nous voici réunis au coeur de la Semaine Sainte pour célébrer les souffrances rédemptrices du Seigneur et pour le suivre dans sa Passion. Mais l’évocation et la célébration de ces souffrances ne sauraient nous faire oublier que la Messe est toujours célébration du Christ Ressuscité, de Celui que les disciples d’Emmaüs vont bientôt reconnaître à la fraction du Pain (Lc 24, 13-35). C’est le Jésus vainqueur du mal, du mensonge et de la mort qui nous rassemble autour de trois grands serviteurs de la vie : le Docteur John Billings, décédé à Melbourne samedi dernier, 31 mars 2007, Michel Raoult, décédé le 27 mars 2002, et Jérôme Lejeune.
M’adressant d’abord à vous, chère Madame Raoult, ainsi qu’à vos enfants, je voudrais vous dire combien la mort tragique de votre mari a bouleversé la grande famille internationale de ceux qui luttent pour la défense de la vie. Nous savons que votre mari a fait preuve d’héroïsme en s’interposant face à un injuste agresseur. Nous savons aussi et surtout, que votre mari, votre père, notre ami est mort en témoin vivant du précepte dont Jésus va nous donner l’exemple durant toute cette semaine : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » (Jn, 15, 13).
Mais si nous ne sommes pas rassemblés autour du Michel transpercé par les balles, nous ne sommes pas non plus réunis autour du John ou du Jérôme accablés par la maladie. Rassemblés, oui, nous le sommes, mais autour de John, de Michel et de Jérôme, transfigurés et invités à partager sans autre délai la vie du Ressuscité.
Cette rencontre éblouissante, Frères et Soeurs, Jérôme l’a préparée tout au long de sa vie. Il l’a préparée avec une cohérence et une constance surprenante. Fidèle à la prestigieuse tradition de l’École française de Médecine, Jérôme a tôt appris à consentir à la vérité scientifique. Il a observé, il a constaté la présence d’un individu humain, porteur d’une carte d’identité génétique ; il a offert ce petit être humain à la reconnaissance de tous. Il ne s’est pas demandé si ce petit être répondait aux directives de l’Union Européenne, toujours prompte à suspecter que le réel ne se conforme pas aux normes consensuelles de la Communauté. Jérôme a eu le toupet de penser, et de dire, que la carte d’identité génétique avait plus de valeur que la carte d’identité civile ! Dans ce domaine, la Méthode Lejeune avait déjà été testée avec succès par le Samaritain de la parabole (Lc, 10, 29-37), plus pressé de soigner le blessé que de se demander si l’objet souffrant non identifié répondait à la définition politiquement correcte du prochain.
Cette soumission au réel jaillissait, chez Jérôme, de son coeur de poète. Vous souvenez-vous du bleu de son regard ? Chère Birthe, vous ne vous y êtes pas trompée, le jour béni où un jeune étudiant en médecine, d’une imprévoyance préméditée, s’est approché de vous dans une salle de bibliothèque, sous prétexte de vous demander de l’encre ! Les événements ultérieurs autorisent à penser que l’effet du regard bleu fut fulgurant et durable.
Jérôme -je parle du poète— était fasciné par le mystère ; il le guettait. Et là où d’autres murmuraient contre la morosité de la vie, Jérôme s’émerveillait face à une fleur ou face à l’affolement de la pupille des amoureux. Cette avidité de se soumettre au réel, cette disposition à s’en étonner amenaient Jérôme à ne jamais se séparer de sa loupe de poche. C’est que -voyez-vous ?- la paume d’une main regorge de précieuses informations sur l’histoire génétique d’un sujet.
Jérôme Lejeune a conservé jusqu’au bout son regard d’enfant. Dans son domaine de recherche et d’action, la connaissance a progressé dans la jubilation face au mystère qui cède peu à peu au chercheur alors qu’il feint de lui résister.
Le respect du mystère a mis Jérôme à l’abri de la tentation de scientisme. Il n’a pas demandé à la discipline qu’il a somptueusement honorée de résoudre des problèmes qui ressortissent à la philosophie ou à la théologie. Il savait que le champ d’exercice de la raison humaine ne se cantonnait pas au niveau du comment, mais que le comment lui-même propulsait au niveau du pourquoi. A la différence de certains de ses confrères, et néanmoins ennemis, Jérôme Lejeune ne rejetait pas d’un revers de main les questions essentielles, relatives au sens de l’existence -au sens de la vie et de la mort. Il eût contribué généreusement, si telle eût été sa vocation, au renouveau de l’anthropologie philosophique, qu’il a mise en action tout au long de son activité au service de la vie. Je suis en outre convaincu qu’il aurait pu développer une théologie de la Création décantée des nébulosités teilhardiennes.
En même temps qu’il servait la vérité scientifique de manière exemplaire, Jérôme a mis en lumière les périls auxquels le savant est exposé. Le principal de ces périls, c’est le refus de voir ; pire encore : le refus de regarder le réel. Durant toute sa carrière, Jérôme a honoré une conception de la science mettant le savant à l’abri de la tentation du pouvoir et de la tutelle du pouvoir. Par là Jérôme est un maître pour nous et pour les générations futures. Clairvoyance étonnante, à une époque où prolifèrent toutes sortes d’idéologies obscurantistes réduites à invoquer l’autorité de certains savants, plutôt que celle de la science, pour « valider » des programmes de sélection, d’eugénisme, d’éradication, d’élimination, ainsi que le Professeur Didier Sicard l’a récemment rappelé avec force et courage (cf. Le Monde du 4 février 2007).
John Billings voulait, par ses recherches, bannir l’avortement de la face de la Terre. Jérôme, lui, s’est trouvé au coeur des débats concernant la légalisation de l’avortement ; c’est d’ailleurs dans ce cadre que nous nous sommes rencontrés. Ce qui m’a toujours frappé dans ces débats, et déjà dans les publications antérieures à ces débats, c’est qu’on n’explique jamais en quoi consiste exactement un avortement. Le seul paramètre pris en compte c’est la réalité de la femme. Victime de la langue de bois, un pan entier du réel est passé sous silence : à savoir, la réalité de l’enfant. Et comme la réalité de cet être humain est occultée, volontairement ignorée, le législateur estime avoir les coudées franches pour légiférer au bénéfice supposé de la femme et d’elle seule. Tel est le paradoxe : en légalisant l’avortement, le législateur entérine la non-protection, la non-existence juridiques de l’enfant. Le langage lui-même est truqué : on interrompt ce que l’on présente comme un processus, à savoir la grossesse, alors que le manteau euphémique dissimule la suppression d’un individu humain réel, et en pleine croissance. La magie du langage intervient donc pour opérer une double mystification : occulter la présence d’un individu humain, et occulter en conséquence la nature homicide du geste qui le supprime.
Nous sommes ici au coeur d’une attitude de mauvaise foi, car l’on demande au personnel biomédical de taire volontairement une réalité humaine vivante qui est, par ailleurs, l’objet même de ses recherches et éventuellement de ses soins. La non-reconnaissance de la réalité de l’enfant est la condition préalable pour que soit proclamé le « droit » de la femme à disposer librement de son corps. L’enfant est perçu comme un obstacle à l’affirmation de la liberté de sa mère ; dès lors, la mise à mort de l’enfant est présentée comme le prix de la liberté de la femme. Cette mort est d’abord une mort juridique voulue par le législateur, puis exécutée par du personnel médical.
Cette situation est non seulement violente mais mensongère. Elle repose sur l’exaltation unilatérale d’un seul aspect de la réalité. Dans le binôme mère-enfant, la femme est discriminée positivement. Elle seule émerge comme sujet de droit -et quel « droit » ! L’enfant est tout au plus un objet, l’objet d’un processus, la grossesse ; l’objet d’un acte criminel, l’avortement. Comment pourrions-nous, Frères et Soeurs, ne pas réagir publiquement, et politiquement, face à cette nouvelle révolution culturelle ? L’occultation délibérée de la réalité, opérée par le langage, est validée, si l’on ose dire, par le législateur, qui n’a plus à reconnaître ni à défendre la réalité de l’enfant puisque celui-ci est volontairement escamoté. Ainsi, à partir d’un problème qui semble circonscrit, à savoir le lien vital liant l’enfant à celle qui le porte, tout le processus législatif des sociétés démocratiques est mis en question.
Le droit n’a plus comme objet la justice ; il a comme objet la loi. Et, dans l’esprit de Kelsen, la loi est l’expression de la volonté de celui qui peut imposer sa loi. Les lois libéralisant l’avortement nous ont ainsi fourgué une conception purement positiviste du droit. Ce volontarisme juridique est confirmé et illustré par les projets parlementaires concernant, entre autres, l’eugénisme, l’expérimentation sur le vivant, l’euthanasie.
Frères et Soeurs, Il y a des négationnistes qui nient Auschwitz. Il y a des négationnistes qui nient les racines chrétiennes de l’Europe. Il y a aussi des négationnistes qui nient les réalités naturelles les plus évidentes. Dans la foulée, il y a encore les négationnistes qui nient qu’une société qui avorte ses enfants est une société qui avorte son avenir. Nous ne remercierons jamais assez le Seigneur de nous avoir donné des créateurs de beauté, comme Mozart ou le Bienheureux Fra Angelico. Mais plus que jamais nous avons besoin d’intercesseurs, comme la Bienheureuse Thérèse de Calcutta, comme John Billings, comme Michel Raoult et comme Jérôme Lejeune.
Or en ce jour où nous célébrons plus particulièrement l’anniversaire de la mort de Jérôme, je vous invite, Frères et Soeurs, à remercier le Seigneur de nous l’avoir donné, parce que, dans un monde aux prises avec un tsunami relativiste, dans une Europe cédant au vertige de l’apostasie, ce grand savant nous fait redécouvrir la beauté de la vérité. Cette leçon essentielle que Jérôme nous a laissée se module, certes, suivant les différents états de vie où nous nous trouvons. Lejeune a suscité des vocations d’hommes politiques au service de la vie, comme celle de Michel Raoult. Le Professeur Lejeune a en outre invité ses confrères médecins à se désolidariser des camelots de la mort et à être fidèles à leur vocation de pasteurs de la vie. Lejeune a également pressé ses collègues juristes de sauver le droit de l’indignité dans laquelle il sombre lorsqu’il se laisse instrumentaliser pour légaliser n’importe quelle pratique. Aux femmes, l’époux et le père exemplaire que fut Jérôme rappelle que le vrai féminisme, c’est celui qui réactive l’avantage comparatif de la femme : avoir un coeur gros comme ça, faire prévaloir les relations d’amour sur les relations de force —être en somme l’icône de la tendresse de Dieu.
Témoin de la vérité, Jérôme l’a été jusqu’au bout. Il était devenu à jamais enfant de Dieu par le baptême. Ce jour-là Jérôme a reçu dans son coeur la lumière de l’Esprit Saint. Dans les Saints Innocents que soignait le médecin, Jérôme, le croyant, reconnaissait des enfants chéris de Dieu. On raconte qu’à l’approche de sa mort, le Seigneur apparut à Saint Thomas d’Aquin et lui dit : « Tu as bien parlé de moi, Thomas. Que veux-tu comme récompense ? » « Seigneur, répondit Thomas, je ne veux d’autre récompense que Toi-même ! ». Bienheureux es-tu, Frère Jérôme, d’avoir gardé toute ta vie un coeur de pauvre ! Bienheureux es-tu d’avoir eu faim et soif de justice ! Bienheureux es-tu d’avoir été persécuté pour la justice, comme le furent et comme le sont tous les prophètes ! Bienheureux es-tu, car le Royaume des cieux est à ceux qui te ressemblent ! Bienheureux es-tu, Jérôme, d’avoir reconnu dans tes malades les petits frères et les petites soeurs de Jésus ! C’est eux tous qui t’attendaient, il y a treize ans, au sommet de ta montée douloureuse vers Celui qui est ta récompense : le Vainqueur de la mort, le Seigneur de la Vie !