Inutile de chercher sur la carte où se situe ce « pays des Gadaréniens » : vous ne le trouverez pas. Il fonctionne dans le récit comme le symbole de notre monde soumis au Prince des ténèbres que Jésus est venu affronter pour nous délivrer de sa tyrannie.
Le comité d’accueil en dit long : deux possédés, deux personnes aliénées, sortant du cimetière, c’est-à-dire du séjour des morts. En clair : des morts-vivants qui errent, en quête de leur identité perdue depuis qu’ils se sont coupés de Dieu par le péché. Deux individus qui n’en font qu’un puisqu’ils n’ont qu’un seul discours, qui n’est d’ailleurs pas le leur. Image de notre pauvre humanité divisée en elle-même : nous n’avons plus accès à notre être profond, d’où nous pourrions prononcer une parole vraie, qui nous exprimerait en tant que sujet personnel ; aussi nous n’avons d’autre ressource que d’habiter notre moi superficiel, d’endosser une identité d’emprunt et de produire des discours dont nous sommes absents. Nous nous découvrons ainsi douloureusement divisés entre l’être inaccessible et le paraître inauthentique que nous nous sommes construit et auquel nous sommes attachés, faute de mieux.
La confrontation avec le « Fils de Dieu » qui, lui, possède une identité personnelle clairement définie, puisque en tant que Fils, il est tout entier référé à son Père, cette confrontation suscite l’inquiétude. Car la lumière de la vérité menace, par sa seule présence, les ténèbres du mensonge. Le dia-bolos, le diviseur, celui qui nous détourne de nous-même et de la connaissance du Dieu intérieur en nous tenant captifs de la fascination du monde extérieur, se sent menacé et réagit vivement. Il sait qu’un « moment a été fixé » où son règne prendra fin ; il est conscient qu’il ne pourra pas toujours tromper le genre humain ; mais il veut prolonger autant que possible sa domination en redoublant de ruses, allant jusqu’à proposer des pseudo voies spirituelles pour éviter que l’homme découvre le vrai chemin vers Dieu.
Jésus n’a encore rien dit : c’est sa seule présence qui ébranle l’adversaire et suscite ses cris. De plus en plus inquiets devant le silence de Notre-Seigneur, les possédés - ou plutôt les démons en eux - passent de la menace à la supplication et mendient le droit de changer de « véhicule ». L’animal n’est pas choisi au hasard : il représente l’impur, c’est-à-dire ce qui n’est en aucune manière compatible avec Dieu, et que tout homme qui veut se tenir en présence du Saint, doit à tout prix éviter. Le porc symbolise ici la partie animale de notre humanité dans la mesure où elle n’est pas maîtrisée, orientée, dirigée par la dimension spirituelle. Le fils prodigue, aliéné de son identité filiale profonde, se trouve lui aussi réduit à « garder les porcs » (Lc 15, 15).
Avec l’autorisation du Seigneur, les démons vont quitter les deux hommes et passer dans les animaux, démontrant par le fait même le rapport purement objectivant qu’ils entretiennent avec leur victime : le démon est incapable de vraies relations. Il est l’être non pas impersonnel, mais « a-personnel » par excellence, celui qui refuse toute ouverture à l’autre, et est entièrement replié sur une auto-idolâtrie narcissique. A l’aide de leur nouveau véhicule, les démons ne vont d’ailleurs pas s’attarder en présence de Jésus ; ils retournent à leur lieu propre : la mort, symbolisée non plus par le cimetière mais par la mer où ils s’abîment.
Les témoins de la scène, impressionnés par l’autorité de Jésus, « prennent la fuite » et vont colporter la nouvelle dans le village voisin. Nous découvrons ainsi que cette terre inhospitalière est bel et bien habitée ; mais ses habitants vivaient cachés, enfouis « dans les ténèbres et l’ombre de la mort » (Lc 1, 79). L’intervention de Jésus qui a assaini la région en la débarrassant de ceux qui la tyrannisaient, leur permet de sortir au grand jour, de venir à la lumière. Ils peuvent enfin réfléchir, parler, discerner, décider, agir par eux-mêmes. Mais ils ne reconnaissent pas immédiatement l’identité de celui qui leur donne de naître à leur vie humaine en les libérant de l’aliénation diabolique. Ne sachant comment gérer cette relation, et craignant sans doute de retomber dans une autre aliénation, « ils supplient Jésus de partir de leur région ».
Il est frappant de constater que l’Eglise accepte de prononcer un exorcisme sur une personne non-croyante qui en fait la demande. Peut-être par fidélité à ce que Jésus vient de faire dans notre péricope. Le Seigneur offre gratuitement la délivrance à tous les enfants du Père qui reconnaissent leur aliénation, et font appel à lui par la médiation de son Eglise, pour recouvrer leur liberté. Il ne cherche pas pour autant à s’imposer, car il sait que dans la mesure où nous accéderons à notre identité profonde, nous le retrouverons comme l’Hôte intérieur – à condition bien sûr de persévérer dans notre quête, sans nous égarer sur des chemins sans issue.
« Seigneur, c’est “pour que nous soyons vraiment libres que tu nous as libérés”(Ga 5, 1). Accorde-nous de “tenir bon, et de ne pas reprendre les chaînes de notre ancien esclavage. Que la liberté dans laquelle tu nous as rétablis ne soit pas un prétexte pour satisfaire notre égoïsme ; mais qu’au contraire, nous nous mettions, par amour, au service les uns des autres” (Ga 5,13), comme il convient à des enfants d’un même Père. »