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 - 28 mars 2024 - Saint Gontran
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Analyses

On parle beaucoup d’euthanasie mais de quoi s’agit-il ?

Dans cet entretien, Marguerite Peeters, rédactrice en chef de l’ « Interactive Information Services », interroge Mgr Jacques Suaudeau, de l’Académie Pontificale pour la Vie (APV), à l’occasion de la 14ème assemblée générale qui a eu lieu au Vatican les 25 et 26 février 2008 autour des problèmes de fin de vie : « Auprès du malade incurable et du mourant : orientations éthiques et opératoires ».

Marguerite A. Peeters - Commençons par une définition : qu’est-ce que l’euthanasie ?

Mgr J. Suaudeau - On parle beaucoup de l’euthanasie ces temps derniers. Et comme tous ces thèmes dont on parle beaucoup, on ne sait pas toujours très bien à quoi il se réfère. Ce mot a une histoire. Il a été forgé par Francis Bacon au 17ème siècle, qui a utilisé les deux paroles grecques « eu- » et « thanatos » pour désigner une « mort facile et douce ». Depuis lors, le mot bien sûr a pris une autre signification et s’est élargi. Si on essaye de donner une définition complète, on pourrait dire que par le terme d’euthanasie on entendrait « l’acte de supprimer délibérément la vie d’un malade incurable pour mettre fin à ses souffrances ; ou bien encore pour éviter la prolongation d’une vie pénible ; ou encore pour mettre fin à une vie estimée non digne d’une personne humaine, et tout cela pour un motif de pitié ». Moyennant quoi, cette définition a comporté quelques sous-définitions : des mots s’y sont rajoutés, compliquant ainsi les choses. Par exemple, on parle souvent d’euthanasie active ou passive, ou même d’euthanasie indirecte.

Marguerite A. Peeters - Qu’entend-t-on par ces expressions ?

Mgr J. Suaudeau - L’euthanasie active serait l’acte de donner directement la mort, par exemple par une injection létale. L’euthanasie passive serait l’acte de laisser le patient mourir en fonction de l’évolution de sa propre maladie. C’est une très mauvaise distinction, qu’il ne faut pas utiliser d’ailleurs. Car entre le fait de laisser une maladie à son cours en évitant de donner des soins jugés désormais inutiles ou même pénibles, et le fait de donner directement la mort, il y a un abîme.

Marguerite A. Peeters - L’euthanasie se définit donc comme l’acte de donner la mort ?

Mgr J. Suaudeau - Oui, et cet acte peut être direct (par exemple injection d’un produit intraveineux) ou indirect (par exemple arrêt de l’alimentation, ou arrêt du respirateur). Mais il est, dans les deux cas, animé d’une volonté de donner la mort. Le reste, ce n’est pas de l’euthanasie : le laisser mourir, où on laisse la personne mourir en paix sans la charger de traitements inutiles, n’est pas euthanasie.

Marguerite A. Peeters - Et l’euthanasie indirecte ?

Mgr J. Suaudeau - L’expression ne signifie rien : le moyen peut être plus ou moins direct. Ce qui compte, c’est l’intention. L’euthanasie est toujours active ; s’il y a des moyens plus ou moins directs, l’euthanasie se définit par une volonté de donner la mort : c’est un homicide.

Marguerite A. Peeters - Qui est l’acteur de l’euthanasie : le patient ou le médecin ?

Mgr J. Suaudeau - Dans l’euthanasie elle-même, l’acteur est en principe quelqu’un d’autre qui agit par motif de pitié. Plus récemment s’est adjoint la notion de suicide assisté. On distingue l’euthanasie du suicide, où c’est la personne elle-même qui met fin à ses jours. Mais il y a des cas où la personne ne peut pas mettre fin à ses jours, quel que soit son désir, parce qu’elle en est incapable mécaniquement : elle est paralysée, trop faible, ou elle n’a pas la drogue. Et alors elle va demander l’aide d’un tiers pour lui porter le moyen létal de se tuer. Quand on a introduit cette notion de suicide assisté, c’était la personne à qui on procurait un barbiturique qui prenait elle-même le barbiturique. Mais le concept s’est élargi aux cas où les gens vont à une maison où on les fera mourir. C’est leur volonté, mais pratiquement, la majeure partie du travail est faite par des tiers. Il s’agit donc là d’une certaine perversion du terme. Alors que l’euthanasie n’est permise vraiment qu’en Hollande et en Belgique, le suicide assisté se pratique aussi dans l’état d’Origon (USA) et en Suisse.

Marguerite A. Peeters - L’euthanasie est-elle toujours appelée par son nom ? Ne parle-t-on pas aussi, par exemple, de « mort médicalement assistée » pour désigner la même réalité euthanasique ?

Mgr J. Suaudeau - Il existe une constellation de termes plus ou moins abusifs pour « adoucir » le terme d’euthanasie. Les partisans de l’euthanasie n’aiment pas trop utiliser ce terme, marqué de toute une connotation. Ils utilisent facilement des euphémismes et un langage technique, par exemple « arrêt de nutrition par sonde » ou « arrêt d’une alimentation - hydratation » pour cacher une réalité euthanasique. Mais à partir du moment où on arrête de nourrir quelqu’un, il meurt, et c’est une euthanasie. On va encore parler d’« analgésie en fin de vie » pour désigner l’injection de produits qui sont effectivement analgésiques et anesthésiques, mais qui sont vraiment désignés à donner la mort. Et c’est en particulier le cas des personnes âgées en hôpitaux dont on termine le cours vital par une administration de barbiturique ou une perfusion ; et après on informe la famille : « votre grand père est mort cette nuit » ; c’est une euthanasie. Le pire des abus, c’est l’emploi du terme « soins palliatifs » pour désigner justement ces terminaisons accélérées de vie par injection. Dans certains cas, certains analgésiques destinés à supprimer la douleur peuvent déprimer le myocarde et entraîner la mort. Dans les soins palliatifs, il arrive qu’on prenne le prétexte de supprimer la douleur pour justifier l’euthanasie par produits analgésiques. Donc voilà un peu la myriade de ces termes qui servent à adoucir la pilule, pour ne pas employer le terme d’« euthanasie ».

Marguerite A. Peeters - Et quand n’y a-t-il pas euthanasie ?

Mgr J. Suaudeau - Il faut que ce soit bien clair. Car les gens se font avoir, lorsqu’on leur parle de compassion et de souffrances inutiles. Or, sans faire d’euthanasie, nous pouvons faire beaucoup de choses pour adoucir la dureté de la mort. N’est pas euthanasie le fait d’interrompre une réanimation en état, par exemple, de mort cérébrale, quand il n’y a aucune raison de continuer une réanimation : on sait très bien que la personne est morte. De même, on n’euthanasie pas quand on laisse mourir en paix une personne atteinte d’un cancer et qu’on ne va plus lui donner de chimio parce qu’il n’y a aucune raison - cela va peut-être prolonger un peu sa vie mais dans des souffrances. Et donc on la laisse tranquille, on la renvoie chez elle où elle pourra mourir dans sa famille. Ou encore, on n’euthanasie pas si on laisse mourir une personne en état végétatif prolongé, non pas en supprimant l’alimentation, mais simplement par exemple si une infection pulmonaire survient et qu’on ne fait pas de grands efforts pour lui donner des antibiotiques : la personne mourra, mais sa mort ne sera pas provoquée. Ou encore n’est pas euthanasie la non-réanimation d’un enfant très handicapé à la naissance, par exemple d’un encéphale, qui pourrait vivre quelques heures ou quelques jours.

Marguerite A. Peeters - Nos contemporains ont-ils la conscience suffisamment bien formée pour distinguer la frontière entre ce qui est euthanasie et ce qui ne l’est pas, et savoir aussi discerner ce qui est acharnement thérapeutique ?

Mgr J. Suaudeau - Justement, les gens ne sont pas accoutumés. A cause de cette notion de souffrance inutile et d’une certaine compassion, les gens ne voient pas que derrière les soins palliatifs se cache en réalité en fait une volonté délibérée d’euthanasie qui ne respecte pas le malade. Et l’acharnement thérapeutique a fait son œuvre dans l’imaginaire. C’est un terme très français d’ailleurs, car en anglais on parle d’un « excès de traitement ». L’acharnement thérapeutique évoque l’idée de ce médecin terrible qui veut à tout prix maintenir en vie son malade en le faisant souffrir... Mais aujourd’hui, les médecins évitent l’acharnement thérapeutique. C’est tout à fait par hasard qu’un malade qui doit mourir soit prolongé par erreur ou pour d’autres raisons. En général, les médecins ont bien appris leur leçon. Ils auraient plutôt tendance à l’autre pôle.

Marguerite A. Peeters - Pouvez-vous brièvement nous rappeler l’histoire de l’euthanasie ?

Mgr J. Suaudeau - L’histoire de l’euthanasie nous explique bien des choses. Il n’y a rien de nouveau. Ce n’est vraiment pas un progrès. L’euthanasie a toujours existé, depuis la haute antiquité, en particulier dans le paganisme : on quittait cette vie quand on estimait qu’elle n’était plus digne. Les romains étaient spécialistes de l’affaire. Quand ils avaient des problèmes politiques ou quand l’ennemi se rapprochait, ils estimaient que le moment était venu et on donnait la mort. C’était une pratique qu’on considérait comme bonne - une mort digne. Mais déjà dans l’antiquité, le parti opposé existait aussi. Par exemple, Hippocrate ou Pythagore estimaient lâche le fait de se donner la mort et de se soustraire à son sort humain. Cicéron prenait très au sérieux les affaires humaines ; il considérait que la providence nous avait mis dans telle ou telle position et il fallait accomplir ce trajet vital qui nous avait été fixé par les dieux. Dans le songe de Scipion, qui pensait se donner la mort, Cicéron a cette très belle phrase : « vous, toutes les personnes droites, vous devez conserver votre vie, vous ne devez pas en disposer sans le commandement de celui qui vous l’a donnée en sorte que vous ne paraissiez pas vous soustraire à l’office humain où Dieu vous a placé. » Déjà à cette époque donc, existait le point de vue qu’on ne pouvait pas fuir ses responsabilités. L’avènement du christianisme a tout changé, bien sûr, car il ouvrait une porte derrière ce désespoir de la mort et disait qu’au-delà de la mort il y avait la possibilité de la vraie vie, complète, de bonheur en Dieu, et que la mort en elle-même était un moment très important de la vie dans lequel on pouvait régler ses affaires et qu’il fallait affronter cette mort avec dignité et la confiance du chrétien. Avec l’abandon progressif de la pratique religieuse, le doute sur beaucoup de choses, la situation s’est de nouveau dégradée au 19ème siècle. Puis on arrive au nazisme. Avant guerre, l’eugénisme portait déjà avec lui les notions de la possibilité de l’avortement, d’éliminer les handicapés et ainsi de suite. Mais on n’en prenait pas bien conscience. Et le nazisme, en portant cet eugénisme à son pinacle, a montré le résultat, avec sa fameuse campagne de l’opération « Aktion T 4 euthanasia » qui visait à éliminer toutes les bouches inutiles. L’opération T 4 a fait, d’après les estimations, environ 200.000 victimes. Du coup, le mouvement en faveur de l’euthanasie, qui était assez virulent avant la deuxième guerre mondiale, s’est tu : on ne pouvait plus reprendre ce mot, avec l’étiquette nazie qui lui était attachée. Le mouvement pour l’avortement a pris la relève. La légalisation de l’avortement est passée d’abord. Quand on a commencé à voir que les actes des nazis étaient un peu oubliés, que l’aura négative de l’euthanasie commençait à s’estomper, que les nouvelles générations n’en avaient plus conscience, alors de nouveau le mouvement pour l’euthanasie a repris de l’activité.

Marguerite A. Peeters - Il s’agit, dites-vous, d’un « mouvement » ?

Mgr J. Suaudeau - C’est un mouvement international qui s’allie tout à fait avec le mouvement eugénique. Il a avancé par étapes. La première a été celle du « meurtre par pitié », par compassion. Car les mots ont changé : au début, on parle de « meurtre par pitié ». Cette étape se marque par une série de jugements dans lesquels des individus, qui avaient en général supprimé des enfants handicapés, ont été jugés et puis finalement relaxés : en Belgique en 1962, un cas a fait beaucoup parler de lui et a été suivi d’une dizaine de cas, en particulier en Italie et en France, de gens qui ont fait l’euthanasie pour des raisons de « compassion ». Puis vient la deuxième étape, celle de l’introduction de nouveaux mots et comme l’expression de « mourir avec dignité ». L’accent n’est plus mis sur l’altruisme, mais sur la « dignité » - un concept très vague. En 1974, trois prix nobels (Jacques Monod, Georges Thompson et Linus Pauling) signent un manifeste en faveur de l’euthanasie. Le manifeste dit : nous croyons dans la dignité de l’individu ; il faut que l’individu puisse être libre de décider de son sort. Et après la dignité, vient la troisième étape, celle où on est maintenant, celle du droit : j’ai le droit de me donner la mort ; choisir ma mort fait partie de ma liberté individuelle. Et pourquoi est-ce tout à fait actuel ? Parce que la culture actuelle de consommation ne « vend » que des vies jeunes, en bonne santé. Tout ce qui peut atteindre à cette image, les difficultés, la souffrance sont considérés comme négatif et à rejeter. Et la mort, en particulier, on ne veut plus en parler. La mort est cachée à l’hôpital. Tout obstacle à ma propre volonté devient insurmontable. On n’a plus la notion de la dignité de la personne humaine quand elle affronte des obstacles. Non ! Au contraire, tout va dans le sens de la facilité, de me faire un plaisir hédoniste. C’est très persuasif. Ce qui a été perdu, c’est le caractère sacré de la vie et le fait que l’homme, en luttant, est vraiment homme : il s’accomplit lui-même dans la lutte.

Marguerite A. Peeters - L’absence de la mort de la culture occidentale actuelle est, de fait, frappante.

Mgr J. Suaudeau - L’euthanasie est beaucoup plus admise aujourd’hui en Occident parce que la vision de la mort a changé. Philippe Ariès, dans son livre « L’Histoire de la Mort en Occident, du Moyen-Age à nos jours » explique cette lente évolution. On est parti de la mort intégrée, de la mort prise en charge, du travail de deuil en société tel qu’il se fait encore aujourd’hui en Afrique par exemple. La personne n’est pas seule à confronter la mort de la personne chère : sa famille la revit, les voisins vont prendre place, on va faire un bon repas et affronter ensemble cette mort et faire le travail de deuil. Au Moyen-Age, la mort était fréquente, elle survenait de tous les côtés, on mourait jeune et on savait qu’il fallait se préparer à la mort, qu’elle faisait partie de la vie. Cette familiarité avec la mort faisait qu’elle n’était plus crainte. Aujourd’hui au contraire, avec la prolongation de la vie, le fait est qu’on tend de plus en plus à la cacher... Même avant guerre, des cortèges funèbres parcouraient les rues. Aujourd’hui, la célébration se fait très souvent de façon intime au cimetière et de manière tout à fait cachée. La mort est devenue le non-dit, celle dont on ne peut pas dire le nom, l’innommable. Ce serait pratiquement un mot pornographique. L’antique interdit vient sur ce mot.

Marguerite A. Peeters - Et on est souvent seul au moment de la mort aujourd’hui.

Mgr J. Suaudeau - La famille s’est dégradée, ou réduite au niveau nucléaire ; elle existe plus ou moins ; on parle de familles recomposées. Très souvent, les personnes âgées qui n’ont pas eu d’enfants meurent seules à l’hôpital, dans le dénuement le plus total, et sans assistance spirituelle. C’est la déshumanisation de la mort, et c’est effectivement terrible. Autre élément : la culture du rationnel et de l’efficacité. On veut prévoir, tout dominer, tout manipuler, calculer, être maître de soi, alors que la mort, elle rit de nos calculs : elle est imprévisible, par définition. Et ce désir d’être maître s’accompagne d’une perte du sens de la dignité de la vie humaine. On le voit dans l’avortement, la manipulation des embryons, partout. La culture actuelle dénie que la mort ne nous appartient pas, qu’on ne peut même pas la définir, que la vie nous est donnée et que nous ne la fabriquons pas.

Marguerite A. Peeters - Le phénomène de l’euthanasie est-il en train de s’accélérer et de se répandre ?

Mgr J. Suaudeau - Oui, logiquement il ne peut que se diffuser toujours, tant que nous serons dans la culture néo-libérale, qui n’a pas l’air de vouloir s’interrompre. On perd de plus en plus contact avec le réel. Avant, les gens vivaient le plus souvent à la campagne, en contact avec la terre, les difficultés. Aujourd’hui on vit dans un monde plus ou moins fictif, où le virtuel a pris la place de la réalité. Les jeunes aujourd’hui, avec en plus les difficultés familiales, ne sont pas formés à la vie ; ils sont très fragiles et ils tentent de fuir dans un monde de rêve. Ces facteurs ne feront que renforcer cette tendance à la fuite : à la fuite devant la réalité qui est la mort, fuite qui se traduit par l’euthanasie.

Marguerite A. Peeters - L’euthanasie n’est légale qu’en Belgique et en Hollande. Que se passe-t-il là où elle n’est pas légale ?

Mgr J. Suaudeau - Elle est pratiquée partout en Occident, par exemple en France dans les hôpitaux, depuis très longtemps. Et c’est vrai, un abîme sépare la pratique et la reconnaissance légale. Le vol est pratiqué, le meurtre est pratiqué, l’euthanasie est pratiquée : ce ne sont pas développements nouveaux. Mais que l’euthanasie pratiquée par certains médecins devienne encadrée par la loi, on saute vraiment une étape ! Il faut bien se rendre compte qu’il existe un mouvement en faveur de l’euthanasie, un mouvement mondial assez bien organisé et qui est toujours sur la vigilance, recherchant le pays où une certaine fragilité permet d’attaquer.

Marguerite A. Peeters - Qui fait partie de ce mouvement ?

Mgr J. Suaudeau - Il porte différents noms selon les pays et comprend des médecins, des juristes connus... Mentionnons les grandes vedettes, tels le docteur Jack Kevorkian (« doctor death » aux USA) ou Philip Nitschke en Australie, fondateur de l’organisation Exit. Dans tous les pays, il existe des organisations et des sites Internet en faveur de l’euthanasie, sur lesquels on peut trouver des noms : les promoteurs de l’euthanasie ne se cachent pas.

Marguerite A. Peeters - Le lobby pour l’euthanasie est-il organisé au niveau mondial, comme les autres lobbies ?

Mgr J. Suaudeau - Les lobbies sont en relation les uns avec les autres. Mais disons que finalement, l’euthanasie est tellement portée par la culture que les lobbies n’ont qu’à accentuer ce qui est déjà présent. Comme l’avortement qui était porté par la culture, la politique des lobbies est toujours de prendre un cas limite difficile (il y en a toujours) pour généraliser. Le cas de Vincent Humbert en France, devenu tétraplégique à la suite d’un accident de la route, qui a écrit au Président, est exemplaire à ce propos.

Marguerite A. Peeters - Parlons de la géographie du phénomène de l’euthanasie : peut-on dire qu’il s’agit d’un phénomène occidental ? Ou est-il présent sur d’autres continents ?

Mgr J. Suaudeau - Sous une forme différente, car dans certains pays non occidentaux il existe une tradition au suicide, comme au Japon. Mais ce qui inquiète le Japon aujourd’hui, c’est l’augmentation du nombre de suicides, en particulier chez les jeunes, qui traduit un aspect beaucoup plus moderne lié à la perte d’espoir. Quand la vie de l’homme est réellement menacée et quand les circonstances de la vie sont dures, les gens ne se suicident pas et ils ne pensent pas à l’euthanasie. Durant la guerre mondiale, le nombre de suicides a fortement diminué... A partir du moment où vous avez une menace sur votre vie, vous avez l’instinct vital, vous sentez ce qu’est la valeur de la vie et vous résistez. L’euthanasie naît dans des situations « douces », où les difficultés sont finalement inexistantes et où les gens ont perdu le sens de l’espérance et misent tout sur le matériel, sur le présent. Elle est liée à une certaine déshumanisation. Le mouvement se donne des allures philosophiques en parlant d’autonomie, mais justement il sort de la tradition philosophique, qui confronte ce qu’est l’homme, l’anthropologie. Le mouvement euthanasique refuse la réalité, la souffrance, la mort. Il fait la mort à la mort.

Marguerite A. Peeters - La postmodernité se définit elle-même comme anti-philosophique.

Mgr J. Suaudeau - Oui, il ne faut pas penser, surtout éviter de penser. Il ne faut pas nommer le nom « mort », bien sûr. Mais la personne humaine qui se trouve dans une situation difficile a besoin d’une aide. La réponse de l’Eglise catholique à l’euthanasie est de dire que la personne en fin de vie doit être aidée humainement.

Marguerite A. Peeters - N’est-ce pas ce que proposent les soins palliatifs ? Mais vous sembliez dire qu’ils ont parfois été pris en otage.

Mgr J. Suaudeau - L’initiative des soins palliatifs est excellente. Mais il faut quand même être conscient d’un danger, qui consiste à dire : on a organisé les soins palliatifs et donc on n’a plus à s’occuper de la personne mourante, car l’Etat la prend en charge. Non ! L’assistance au malade, au mourant, doit concerner tout le monde. On ne peut déléguer cette tâche à travers les soins palliatifs. Les soins palliatifs ne sont pas une panacée. La mort idéale, c’est en effet la mort chez soi, dans sa famille, avec l’accompagnement spirituel et humain correspondant. On peut souffrir, mais la souffrance est bien moindre quand vous avez vos enfants à côté de vous. Les soins palliatifs concernent justement les cas où il n’y a plus de famille, où les soins utilisés sont tels qu’il faut une hospitalisation. Mais le risque est encore de résoudre une question humaine par un aspect technique. Si dans les soins palliatifs, fait défaut une bonne organisation de l’assistance à la mort psychologiquement, les soins palliatifs deviennent des mouroirs. Le gouvernement français et les autorités en sont très conscientes ; on voit la nécessité de former les infirmières spécialement à l’accompagnement en fin de vie. Il faut dire que le modèle est anglo-saxon. Depuis très longtemps, Cecilia Saunders qui nous a ouvert la voie, avec les hospices et le système profitait dans les pays anglo-saxons du bénévolat, qui n’existe pas par exemple en France, où les bénévoles ne sont pas admis. Les bénévoles s’occupent des soins de corps, ce qui libère le personnel infirmier formé à cela de faire un véritable accompagnement du mourant : jusqu’à la mort, accompagner la vie.

Marguerite A. Peeters - Et d’un point de vue spirituel, que peut-on dire sur l’importance des derniers instants de vie ?

Mgr J. Suaudeau - La question est très juste. Pie XII a été très novateur. Il a souligné qu’il n’était pas du tout obligatoire de souffrir ses souffrances jusqu’au bout. C’est tout à fait bien pour le chrétien de vouloir faire face à sa souffrance sur l’exemple du Christ en communion avec la souffrance du monde et pour aider les autres, mais ce n’est pas obligatoire de parcourir ce chemin. De même le martyre n’est jamais obligatoire. On ne demande pas l’héroïsme aux gens. D’un autre côté, l’Eglise insiste sur la nécessité d’un certain moment de lucidité : qu’on laisse au mourant au moins une certaine conscience pour que le malade puisse vivre sa mort. Le travail à faire pour vivre sa mort humainement doit être respecté : faire face à sa mort, se préparer, régler ses dernières affaires, faire une réconciliation avec un enfant qui vient de loin, penser, méditer, voir cette mort, voir sa vie, et se préparer à cet au-delà. Il faut donc qu’on puisse ménager au malade des moments de non-douleur, de non-souffrance et de lucidité pour que le malade soit relativement libre et que ces derniers moments, il ne souffre plus. Quand vous souffrez, vous n’êtes pas libres : vous êtes sous la domination de la douleur et ne pouvez plus penser. Or la tendance aujourd’hui est de voler la mort aux personnes âgées en particulier, par la pratique d’analgésie terminale. On dit : la personne souffre, on va lui donner un petit produit pour calmer sa douleur. Mais on ne ménage plus la phase de lucidité et de conscience qui lui est nécessaire.

Marguerite A. Peeters - L’euthanasie est un fruit de la culture mondiale de la « qualité de la vie », qui a tendance à rejeter douleur, souffrance et mort. Mais ce rejet est-il uniquement le résultat d’un processus de sécularisation qui s’oppose au mystère de la rédemption par la croix du Christ, ou pourrait-il être aussi une saine réaction contre le dolorisme d’une culture qui a longtemps été marquée par le jansénisme ? Quelle est la juste attitude face à la souffrance ?

Mgr J. Suaudeau - Le jansénisme est quelque chose qui est bien passé aujourd’hui, mais on y revient toujours. C’est vrai que sous l’influence du protestantisme et du jansénisme, il y avait l’idée qu’il fallait souffrir pour expier ses péchés. C’est une déviation. La souffrance, les épreuves font partie de la vie ; en les endossant au nom du Seigneur, on peut non seulement soi-même un peu se réconcilier au travers de cette souffrance assumée avec le Seigneur, mais surtout on peut indirectement au travers de la grâce donner un certain appui spirituel à d’autres personnes : c’est la communion des saints. La personne qui assume sa souffrance, non pas pour le plaisir de souffrir mais dans cette vue de suivre les pas du Christ et dans la rédemption participée, fait une démarche tout à fait valable : non pas le désir de la souffrance pour la souffrance - la souffrance est un mal - mais un désir d’assumer cette souffrance pour une valeur plus haute, qui est celle de la rédemption du monde. L’Eglise est très prudente là-dessus. Il peut y avoir des excès, parfois une certaine pathologie psychiatrique assez curieuse, dans la recherche de la souffrance. Mais il existe parfois aussi certaines personnes qui se croient plus fortes qu’elles ne le sont. Elles vont refuser un analgésique et puis elles vont terriblement souffrir. Et du coup, elles peuvent même éventuellement demander l’euthanasie. Donc, ne pas se surestimer. Accepter les antalgiques qu’on vous donne, accepter le traitement. Et de toute façon, l’épreuve de la mort, vous l’aurez. Pas de dolorisme, pas de recherche de la souffrance pour la souffrance, vouloir vivre sa mort tout à fait

Marguerite A. Peeters - Dans le rapport médecin-patient, la décision d’euthanasie est-elle prise de manière « consensuelle » ?

Mgr J. Suaudeau - Dans la pratique de l’euthanasie, dans les deux pays où l’euthanasie est acceptée, l’euthanasie, ou le suicide assisté plutôt, est pratiqué par le médecin. Là il y a toute une question du rapport médecin-patient. Dans des pays comme le Canada ou l’Espagne, le médecin doit se plier à la volonté du patient : on y reconnaît le caractère contraignant, par exemple, des directives anticipées. En France, on en reconnaît la valeur, mais relative, car on sait très bien que les gens changent d’avis : ce n’est pas ce qu’ils ont écrit un jour qui est valable le lendemain. Dans ces cas-là, le médecin devrait se transformer en exécutant. Pratiquement, le malade demande à mourir, et le médecin devrait aller chercher le barbiturique et le lui donner.

Marguerite A. Peeters - Un contrat pervers donc ?

Mgr J. Suaudeau - La relation entre le médecin et le malade devrait aller au-delà du contrat et être une relation de confiance réciproque, et une relation dans laquelle le médecin aussi pose ses conditions d’emblée, en tant que médecin. Le médecin ne peut pas donner la mort : c’est le serment d’Hippocrate. C’est bien pour cela qu’on veut aujourd’hui changer les choses. Le médecin est fait pour la vie. Il n’est pas obligé de maintenir la vie à tout prix, mais il ne peut pas donner la mort. Par exemple, il y a eu toute une discussion pour utiliser des médecins pour faire des injections létales dans les exécutions aux Etats-Unis. L’association des médecins s’est élevée contre cette pratique : le médecin ne peut pas participer à une exécution telle quelle. Il n’y a pas droit, du fait de sa vocation médicale. Il faut que les choses soient claires. Vis-à-vis de l’état, cela fait partie des objections de conscience. Justement de ce point de vue-là, les médecins ont bien signifié qu’ils ne peuvent pas donner la mort à cause même de leur vocation de médecin. D’ailleurs, la possibilité que les médecins donnent la mort, c’est très grave, car du coup, un doute terrible s’installe chez les gens et qui existe déjà chez certaines personnes âgées : je vais à l’hôpital, mais qu’est-ce qui va se passer à l’hôpital ? Est-ce que je peux vraiment avoir confiance dans les infirmières, dans les médecins ? Est-ce qu’on ne va pas mettre sans ma volonté quelque injection tranquillisante ? La rupture de la relation de confiance est terrible dans le domaine médical.

Marguerite A. Peeters - Pouvez-vous donner une idée de la proportion de la pratique de l’euthanasie en Occident ?

Mgr J. Suaudeau - Les chiffres sont très difficiles à joindre, parce que justement ce n’est pas comptabilisé. Dans les pays où l’euthanasie n’est pas permise, on ne le dit pas. Mais disons que si on regarde les chiffres hollandais, il s’agit de quelques milliers par année. Il semble que les chiffres réels dépassent les chiffres déclarés. Dans un pays comme la France, on pourrait peut-être arriver un chiffre comme 5.000, ou à la limite 10.000. Je ne pense pas que les chiffres dépassent cela. Car malgré tout, la plupart des gens meurent chez eux, dans des conditions normales, dans des évolutions de pathologies où il n’y a pas de raisons d’accélérer. L’euthanasie concerne certains patients et ne peut pas s’appliquer à tous : cela réduit obligatoirement le nombre de cas. Le chiffre d’« interruptions médicales de grossesse » donné par l’Agence de la Biomédecine dans son rapport 2006 est de 6.441 pour l’année 2005, alors que le dernier chiffre d’avortements (IVG uniquement) en France donné par l’INED est de 206.300 pour la même année. On aura ce même phénomène pour l’euthanasie. On aura un certain nombre, qui n’est pas négligeable, mais c’est quand même un nombre limité, car malgré tout, la plupart des médecins s’y refusent. En Hollande, on a quand même des difficultés à trouver des médecins qui la pratiquent.

« Euthanasie, déshumanisation de la mort et fuite de l’engagement personnel face à la mort » : c’est le titre d’un rapport établi par Marguerite A. Peeters, rédactrice en chef de l’ « Interactive Information Services », un service d’information spécialisé dans l’étude de la mondialisation, de ses concepts-clefs et de ses mécanismes opérationnels (cf. IIS 274, du 25 février 2008).

« ‘Douleur’, ‘souffrance’ et ‘mort’ font partie de ces réalités universellement humaines que la culture occidentale actuelle en cours de mondialisation cherche à dénier, souligne M. Peeters. L’euthanasie ‘fait la mort à la mort’. Elle exprime la tentative d’échapper à la lucidité nécessaire aux derniers moments de la vie pour vivre sa mort humainement - autrement dit, l’ultime fuite de l’engagement personnel ».



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