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 - 28 avril 2024 - St Louis-Marie Grignon de Montfort
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Incroyable et émouvant : ces drôles de paroissiens nippons

Le Dieu auquel vous croyez est-il le même que celui qui est honoré dans la petite église catholique voisine ?

- Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est que là-bas, c’est une autre religion", répond Tomeichi Ooka. Encore vert en dépit de ses quatre-vingt-quatre ans, le vieil homme emmitouflé dans sa canadienne fut jusqu’au milieu des années 1990 le "vieux père" (oji),c’est-à-dire le chef spirituel qui administre le baptême d’une communauté de "chrétiens cachés" de la petite île d’Ikitsuki, dans le département de Nagasaki, l’une des régions les plus évangélisées du Japon.

Non reconnus par Rome, ces chrétiens cachés qui ne comptent plus aujourd’hui que quelques milliers d’âmes disséminées à travers le chapelet d’îles de la côte occidentale du Kyushu, sont les héritiers de l’Eglise fondée à la fin du XVIe siècle par saint François Xavier. Ils sont en train de disparaître : leurs enfants se désintéressent d’un culte autrefois secret, exigeant, et qui ne peut vivre que s’il est fervent. Longtemps ramenées à un folklore local, une note en bas de l’histoire de l’évangélisation du Japon, les traditions des "crypto-chrétiens" recèlent pourtant de précieuses indications sur la foi que diffusèrent les missions il y a quatre siècles et sur les efforts d’"inculturation" (l’adaptation du message chrétien à un contexte culturel) ébauchés alors par les jésuites. Aujourd’hui, anthropologues japonais et étrangers s’empressent de recueillir ces traditions orales avant que ne s’évanouisse cette mémoire vivante d’un christianisme d’autrefois. Ils en décryptent l’iconographie et étudient ses rites, tandis que les musicologues enregistrent les cantiques de ces chrétiens anachroniques, dont certains sont des versions de chants grégoriens aujourd’hui disparus.

Après l’interdiction de la foi et les persécutions au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, beaucoup de Japonais croyants se replièrent sur un culte clandestin, sans pasteur ni sacrement, vénérant secrètement des images saintes et psalmodiant des prières dont, peu à peu, le sens fut perdu. Cette foi secrète survécut pendant deux siècles et demi. Avec le retour des missions au milieu du XIXe siècle, qui sera suivie de la levée de l’interdiction du christianisme en 1873, les chrétiens sortirent de la clandestinité : c’est ainsi qu’un beau jour de 1865, le Père Bernard Petitjean, des missions étrangères de Paris, qui avait rouvert une petite église à Nagasaki, vit arriver vers lui trois femmes qui lui dirent à voix basse en regardant l’autel qu’elles "croyaient dans le même dieu" que lui. D’autres les rejoignirent, si bien qu’on décompta près de 50 000 descendants des 700 000 convertis de la fin du XVe siècle. Une partie rejoignit l’Eglise officielle, les autres restèrent fidèles au culte de leurs ancêtres persécutés. C’est le cas de la famille de M. Ooka qui vit à Ikitsuki depuis sept générations.

Cette petite île située au large de celle de Hirado fut une sorte de "Rome" nippone. En 1945, sur ses 12 000 habitants, pour la plupart baleiniers et paysans, la majorité étaient des crypto-chrétiens. Aujourd’hui, Ikitsuki ne compte plus que 8 000 habitants, dont un millier de chrétiens cachés et à peine 300 catholiques réguliers. Avec ses rizières en terrasses et ses criques rocheuses battues par les vagues, c’est une petite bande de terre paisible et accueillante, dont on fait le tour en voiture en moins d’une heure. Comme les îles Goto, plus au sud, autres terres de chrétiens secrets, on y retrouve des paysages d’un Japon des estampes, étrangement piqués par les clochers de ses petites églises, sans banc ni prie-dieu, au sol en tatamis (nattes), où l’on se déchausse en entrant.

Cette poussière d’îles fut aussi une terre de supplices, que signalent des tombes de martyrs aux noms chrétiens dont l’histoire tend à se confondre avec celles de grandes figures bibliques. Ikitsuki fut évangélisée très tôt : le missionnaire Luis de Almeida, qui s’y rendit en 1561, écrit qu’il y avait une grande croix au sommet d’une colline et que l’église pouvait contenir 600 personnes. La conversion des seigneurs de la guerre - et quelque peu pirates -, de Hirado, soucieux de développer le commerce avec les Portugais, favorisèrent les conversions.

Lorsque le christianisme fut interdit - par crainte des ambitions colonisatrices qui se profilaient derrière les missions, mais aussi de l’influence de cette nouvelle foi sur les révoltes paysannes -, des croyants se réfugièrent à Ikitsuki. Beaucoup périrent dans la destruction de l’église et le massacre des fidèles. Certains furent brûlés vifs sur ce qui s’appelle aujourd’hui la "Montagne enflammée". D’autres furent suppliciés sur l’îlot inhabité de Nakaeshima, qui devint par la suite le lieu saint des chrétiens d’Ikitsuki, lesquels vont y recueillir l’eau sacrée des baptêmes. Certains abjurèrent en foulant au pied des images pieuses. D’autres firent semblant et, tout en observant les rituels bouddhiques ou shinto (religion autochtone, sorte d’animisme), ils continuèrent à vénérer en secret des reliques (images jaunies et écornées de Marie arrachées à des missels, médaillons aux figures presque effacées) ou des divinités du panthéon bouddhiques sur l’envers desquelles était représenté un saint chrétien : telle la déesse de la miséricorde, Kannon, muée en "Maria Kannon". La clandestinité décuple les imaginations : des miroirs de cuivre poli placés sous un certain angle de lumière font apparaître la croix.

De même que les reliques devinrent des objets sacrés détachés de toute doctrine et que les figures de l’Ecriture tendirent à se confondre avec celles de la cosmologie bouddhique, les rites se mâtinèrent de pratiques religieuses locales liées aux rites agraires du culte shinto. C’est ainsi que les chrétiens cachés célèbrent Noël, non le 25 décembre, mais au moment du solstice d’hiver et que le riz et le saké remplacent le pain et le vin. Délibéré pour les premières générations, ce métissage finit par ne plus être ressenti comme tel par les suivantes et, lentement, s’opéra un syncrétisme des croyances chrétiennes et locales aujourd’hui indissolublement confondues.

M. Ooka commence sa journée par une prière devant une peinture sur soie représentant celui qu’il nomme Gozensama : un homme à la coiffure en chignon comme un samouraï, vêtu d’un kimono et dont le front est surmonté d’une croix qui, selon les experts, serait un Saint-Jean. Il se signe du pouce droit sur le front et la poitrine à la manière des missionnaires de jadis. Ensuite, il va se recueillir devant le petit autel shinto suspendu en haut du mur de la pièce principale où sont placées des offrandes, puis il va faire ses dévotions à la "divinité du foyer" (divinité populaire du culte shinto qui protège la maison) et enfin devant l’autel bouddhique où est honorée la mémoire de ses ancêtres. "Tous les dieux sont bons et aucun ne doit être discriminé", explique M. Ooka qui s’incline toujours en passant devant l’Eglise, où il n’entre cependant que pour les funérailles d’un ami : "Si nos ancêtres n’avaient honoré qu’un seul dieu nous aurions tous été massacrés." On retrouve ce chevauchement des cultes dans les funérailles : après qu’un moine bouddhiste fut venu réciter des soutras suivant la coutume japonaise, la famille du défunt procède à des rites de purification shinto, puis le oji, seul avec le mort, récite un oratio et place dans sa bouche une petite croix en papier...

Les chrétiens cachés ont hérité de leur longue clandestinité le goût du secret : ils sont organisés en petites communautés (kakiuchi), refermées sur elles-mêmes, sans contacts avec leurs homologues des autres îles. Les lieux de culte sont une maison où un officiant (oyaji) dit la prière. Il y a quatre communautés à Ikitsuki, réunissant 269 familles. Avant la guerre, les femmes ne devaient pas participer aux cérémonies, mais, au cours du conflit, les hommes étant absents, c’est elles qui maintinrent les rites.

Si le culte a résisté aux persécutions et à la guerre, il est en train de capituler devant les mutations sociales et économiques. Auparavant, travaux agraires et pratique religieuse allaient de pair, et la prospérité due à la chasse à la baleine avait permis de maintenir des structures communautaires étroites. Mais au cours des dix dernières années, la crise économique a fait éclater les communautés : les enfants sont partis et le culte n’est plus pratiqué que par leurs vieux parents. "Le temps a changé. Nos enfants ne veulent plus apprendre les prières. On ne peut rien faire contre cela. Autrefois, l’appel de Dieu était plus fort", dit M. Ooka.

"Il y avait une force dans la clandestinité qui a disparu aujourd’hui, commente le professeur Kentaro Miyazaki qui étudie les chrétiens cachés de Nagasaki. Aujourd’hui, aux yeux des jeunes, il ne reste que des rites, des tabous et une doctrine amorphe. Le culte a perdu son mystère." Ce mystère se trouve encore dans l’oratio : il ne faut pas moins de sept ans pour apprendre ces prières transmises oralement qui mêlent dans un sabir difficilement compréhensible latin, portugais et japonais et sont psalmodiées comme un soutra, sans égard à leur signification.

C’est l’oubli, par les petits-enfants, des ancêtres morts pour leur foi qui meurtrit le plus profondément les vieux chrétiens d’Ikitsuki, estime Keiji Watanabe, de l’université Columbia (Etats-Unis), qui tourne un film sur eux. "Certains se replient dans le secret espérant y retrouver une flamme. D’autres enfin se résignent à la disparition de leur culte et se préparent à dissoudre leur communauté", dit-il. Dans ce cas, ils se sentent coupables vis-à-vis de leurs ancêtres et se donnent un ou deux ans pour les "prévenir" de leur décision...

Dans l’île Narushima, chaque village honore un kimono qu’aurait porté un martyr. Lors des funérailles, on en coupe une pièce qui est placée dans les mains jointes du défunt. "Si l’on réunissait tous ces petits morceaux de tissu, on pourrait reconstituer le kimono. Mais bien que ce rituel rappelle la conception chrétienne du corps du Christ composé des membres de l’Eglise, il s-agit ici d’une communauté non pas universelle mais locale", dit l’anthropologue Christal Whelan, auteur d’un documentaire.

Avec la disparition de ces drôles de chrétiens, c’est une page de l’action des missions qui est en train de se tourner. "Il est erroné de comparer leur culte avec le christianisme contemporain. Ce qu’il éclaire, c’est le passé", estime Shigeo Nakazono, conservateur du Musée d’Ikitsuki et auteur d’un livre, richement illustré par les images pieuses du culte. Celles-ci sont significatives du processus d’inculturation ébauché par les successeurs de François Xavier tels qu’Alessandro Valignano (1539-1606). Visiteur des Indes, responsable de la mission au Japon, il prônait une conversion douce, et s’attacha à "acclimater" les images pieuses. Un atelier de beaux-arts fut ouvert à la fin du XVIe siècle à Arima, puis à Nagasaki, sous la direction du jésuite Giovanni Nicolo : en sortirent des peintures à l’huile et des aquarelles qui se mâtinèrent peu à peu d’influence locale. Rares sont les œuvres qui ont survécu au bannissement du christianisme dans l’archipel. L’iconographie de ces "dieux du débarras" (parce qu’ils étaient dissimulés au fond des maison)s est l’expression, encore mal connue, d’un art religieux qui n’a pas atteint des sommets esthétiques mais témoigne d’une époque. Ainsi, remarque Shigeo Nakazono, le kimono que porte le Saint-Jean vénéré par M. Ooka est-il décoré de motifs de camélia, dont la fleur tombe d’un seul coup avant d’être fanée, telle la tête décapitée d’un martyr...

Source : Philippe Pons pour Le Monde



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